Deux parties : 1- Marseille (13)
2- Rians (83)
1 -
Est-ce que l'on court après le temps, ou bien est-ce le temps qui nous court après ... déjà enfant, sage petite fille aux tresses
brunes, je devais l'attraper et courir en allant, courir en revenant, ou bien marcher, mais être dans les temps. Dans les moments ou le corps s'arrêtait, l'esprit se devait
de prendre le relais. La dictée était programmée suivie de sa correction, le devoir de contrôle était bien sur un timing défini, et la récitation devait se dire en rythme !
Chaque matin il fallait vite se lever et se préparer pour aller à l'école, tout le monde quittait l'appartement que l'on appelait "la
maison", papa partait très tôt, il restait juste un journal sur la table, et toujours cette odeur de nicotine ... comme un fantôme. Une odeur de gauloises ... Souvent c'était
elle qui me réveillait vers les quatre heures du matin, me donnant la nausée, la chambre était bien fermée mais la fumée passait sous la porte. Aux beaux jours mon père ouvrait en grand, la
baie du balcon et j'échappais à l'odeur pestilentielle. Je ne pense pas m'en être plainte un jour ou un autre, c'était ainsi on ne nous demandait pas notre avis, les
adultes vivaient dans un autre monde. Cependant c'était la course contre le temps, personne n'échappait à cet adversaire innommé.
Chaque matin, pour arriver à l'école primaire, c'était un kilomètre de marche, souvent de la marche pressée. Entre midi et deux, marche encore, et surveillance des aiguilles pour ne pas être en retard l'après-midi.
Le soir après une dernière marche à pied, c'était plus cool mais il fallait accomplir son travail scolaire, ça plaisantait pas en école
privée. "Dépêche toi tu vas être en retard", "fais vite", "c'est l'heure", "tu es prête ?" ...
Courir, toujours courir, tout le monde courrait ! Peu à peu je me suis "fâchée" avec le temps ... J'ai pris mon
temps.
Ainsi tout au long de ma vie, même à renfort de volonté, jamais je n'ai pu me défaire d'une certaine nonchalance, nonchalance
rebelle.
Ceci m'a valu bien des rejets, aussi bien dans le monde du travail que dans une expérience précieuse de vie en
communauté.
Donc j'étais externe au Pensionnat Saint Joseph dans le sud est, lorsque j'entrais en classe de CE2, c'était la première année ou le pensionnat s'ouvrait à l'externat. La première année la directrice était encore
une moniale. Par la suite l'établissement changea ses statuts et nous eûmes des enseignants laïques. Cette année là, nous récitions encore une prière en début de journée, et portions la blouse
obligatoire. Nous apprenions le dessin, la musique, et la couture en plus de nos cours.
La structure architecturale se présentait comme une ferme, avec une cour centrale et un vaste espace à l'arrière.
Deux grandes zones, une publique : l'école, sa cour, son terrain de sport, et une privée : le logement des moniales, la
cuisine commune pour tous.
Dans l'étroite rue Viala, on accédait à l'école par une toute petite porte ; une moniale surveillait l'entrée des
élèves qui devait se faire sans bruit et sans bousculade. On débouchait sur un petit hall avec six piliers de bois, des pierres carrelaient le sol. On chantait "pour passer le
Rhône il faut être deux, pour bien le passer il faut savoir danser, allons passe, passe, passe, allons passe donc", on jouait à jongler, on se racontait des histoires de filles, des histoires de
poils sur les jambes et de garçons beaux et inconnus qui donnaient des rendez-vous et faisaient languir depuis les dernières vacances.
Devant le hall, la cour avec ses platanes, on y jouait parfois au ballon prisonnier ou à l'as malade, et face à la porte d'entrée
un long batiment blanchâtre entouré d'un balcon étroit avec une balustrade de fer pour l'étage. Au rez-de-chaussée du bâtiment il y avait une lourde porte en bois donnant sur la
zone privée du pensionnat, il y avait aussi le réfectoire d'étude avec ces petits bureaux en bois où l'on se sentait si bien. A côté la salle de cantine, plus moderne, mais toute beige, sans
aucune couleur, puis la cuisine avec une gentille moniale, inconnue mais gentille. Sur la cour à droite, un bâtiment jouxtait en angle droit en revenant vers le hall. Ce bâtiment
avait été relevé d'une partie récente. A droite aussi jouxtant au hall, l'édifice des toilettes, des toilettes à l'orientale, celles avec l'emplacement pour les pieds et le trou au sol. Donc il y
avait des portes qui ne fermaient pas, qu'il fallait tenir ou faire garder et quelques trous au sol.
Sur la gauche séparée par un grillage, il y avait une cour de graviers, terrain récemment acheté et transformé en "terrain de sport",
on y courrait le 60 mètres, et on grimpait à la corde d'un modeste portique.
Au pensionnat, ce qui m'apporta du soutien face à la vitesse demandée pour survivre, ce fût la zone privée du pensionnat et cela fût
décisif d'une certaine façon, sur le cours de ma vie. Espace situé à l'arrière du bâtiment central, on pouvait y accéder de l'extérieur par un grand portail en bois peint en gris pastel, qui
était aussi percé d'une petite porte. L'accès pouvait aussi se faire par la cour des écoliers. Or voici que par un beau jour, était-ce au cours de ces journées de visites médicales
annuelles obligatoires ? toujours est-il que nous eûmes la permission de "passer de l'autre côté". C'est ce jour là que j'aperçus l'étendue du pensionnat avec son joli portail
gris, avec son couloir, sa salle à manger, et sa cuisine, je n'aurai pas pensé qu'un châtelet se tenait là sous mes yeux d'écolière. J'ai peut-être "réalisé" ce jour là qu'il était
intéressant de voir l'étendue des choses. Seuls les moniales et les parents pouvaient passer par le grand portail, me dit-on. Dorénavant je savais que derrière le portail il y avait une cour de
graviers blancs immaculés, et surtout un jardin, car pour moi ce jardin mystérieux c'était l'Eden (même si il était plutôt abandonné). Le paradis existait c'était un jardin et c'était
celui là !
A défaut de retourner dans le jardin d'Eden, car nous n'avons plus jamais visiter le jardin, j'aimais passer dans certaines pièces plus
ou moins interdites, et particulièrement paisibles à certaines heures. Dans la salle d'étude, dans une cage d'escalier immense menant à l'étage supérieur, dans une classe déserte, dans la
cuisine, dans la salle du piano ... ... Dans ces moments là il ne s'agissait plus de courir, de se dépêcher, mais juste d'être
là. Je vivais alors des moments de plénitude. C'était des moments d'allégresse inouïs, des moments où j'étais légère, d'une légèreté absolue, avec une joie sans objet, où je devenais
l'univers entier ! C'était comme d'être dans le giron maternel, c'était l'amour inconditionnel de la vie. Ces rares instants me permettaient d'avancer, on peut dire aussi me permettaient de
marcher, encore !
Des sensations me reviennent, et c'est émouvant, je
sens soudain des élans du coeur qui m'emportent. J'aime retrouver dans ma mémoire, le pré-haut de l'école, les
classes, et les périodes de fête de fin d'année, les déguisements, les danses et la guimauve fabriquée les jours précédents la fête dans la cour...
Aujourd'hui, je peux mettre des mots sur ces sensations mais à l'époque j'étais juste comme une éponge, réceptive en
silence, sans comprendre ce que je vivais, ce qui me traversait.
Hormis ces précieux instants de grâce, d'apaisement, de sérénité. Il y avait cependant des périodes où il
était permis de "ne pas se dépêcher". Pour moi, c'était d'abord le temps infini que je passais à lire, puis le temps des vacances !
2 - Les vacances à Rians
Il s'agissait alors de rejoindre ce petit village dans le Var, la maison de mes arrières grand-parents à Rians.
C'était une expédition digne des récits de Marcel Pagnol !
Personne n'avait de voiture alors, maman passera son permis que plus tard.
Nous prenions le grand train à la gare Saint Charles à Marseille, bien chargés. Puis il y avait un trajet en mini car, il
fallait attendre ce relais, qui nous déposait au pied du village, près du Caron.
Lorsque j'étais seule, je me souviens de mon grand-père venant me chercher à l'arrêt de la petite gare, était-ce la gare de Pourrière,
je ne sais ... Avant de monter ensemble dans le mini car. Il ramenait une volaille, je ne sais pas le pourquoi du comment mais c'était ainsi, et pour une citadine voir une volaille dans une
caisse c'était déjà promesse de découvertes.
Arrivés en bas du village, il fallait passer devant la scierie qui sentait si bon, puis on croisait la fontaine, si jolie au centre des
quatre "routes", qu'on appelait "le caron", puis il y avait cette montée terrible mais belle comme une avenue, avant d'arriver aux premières maisons du villages.
Notre maison était des premières, toujours sur une côte mais plus légère. Elle était située en angle d'un chemin qui montait lui aussi,
montait vers "l'aire". Ah cette aire ... ... un chemin qui sentait bon le figuier, un vieux mur calcaire le bordait sur la droite, puis on arrivait sur un plateau d'herbe rase où les
moutons paissaient, mais où je ne rencontrais jamais personne. L'ombre était rare juste celle des amandiers. Il y avait une pierre de meule, peut-être l'emplacement d'un ancien moulin.
Ça sentait bon la farigoulette. C'était juste un grand plateau ou le vent vous parlait, il racontait l'histoire des gens d'avant, on regardait la grande église au loin, le village était
caché, invisible, on faisait partie d'un tout et cependant on en était à l'abri, comme dans une matrice. C'est en rêvant sur ce plateau de solitude que j'ai appris les bienfaits de
la nature, d'un espace extérieur qui se reflète à l'intérieur.
C'était ça "l'aire". C'était ça les vacances à Rians.
Lorsque mes parents étaient là, avec mon père, nous descendions la rue jusqu'à la fontaine pour avoir de l'eau fraîche
à l'heure de l'apéro, le pastis se boit frais ... ... L'après-midi on croisait les volets, pour éviter la chaleur, même la porte
d'entrée avait un volet à entrebâiller. Le soir on prenait l'air devant la porte, on sortait des chaises. Puis on allumait les chandeliers, et avec notre bougie à la main on montait dans nos
chambres, il y avait les deux du premier étage et la grande du troisième juste à côté de la chambre noire. Cette chambre noire c'était surtout une grange pour le foin, je me souviens d'une petite
fenêtre sous le toit, au fond de la chambre noire l'escalier en colimaçon continuait vers la terrasse. Pour une enfant qui vit en appartement moderne c'était un changement incroyable
que cette maison et ses dédales. C'était une maison pleine de mystère. D'autant plus que mon grand-oncle marin au long cour, avait laissé par çi par là d'étranges objets. Je me souviens de cette
poupée noire, avec de longues jambes qui m'a effrayé pendant plusieurs années.
Avant de dormir dans la grande chambre bleue du premier étage, longtemps avec mes parents nous avons dormis dans la grande chambre,
juste à côté de la chambre noire ... ... Cette pièce était immense c'était là que l'on faisait sa toilette, avec un broc devant une jolie coiffeuse. Le lit de mes parents était bien loin de mon
petit lit. Et le lit de ma soeur était aussi bien loin. Mon lit était appuyé contre le mur latéralement, et dans le mur il y avait une étagère pleine de livres et de revues. C'est dans ses vieux
livres que j'ai lu mes premières histoires d'amour. Amour d'antan, d'une autre époque, à l'eau de rose, drames simples et mystérieux. C'est dans cette étagère que j'ai lu à l'adolescence le
mystère de Kookoonor, et je me suis alors demandée si des civilisations possédaient un savoir aujourd'hui oublié ou bien caché.
Lorsque je passais mes vacances seule avec mes grands-parents, les après-midi il nous arrivait de monter au grenier, enfin il y avait
une terrasse latérale, qui avait peut-être servi pour le séchage du foin ou autre, et bien installés ma grand-mère m'apprenait à broder. Elle avait acheté des pochettes de serviettes et
j'apprenais la patience de faire par soi même un ouvrage. C'était des moments de pur bonheur, des moments d'intimité avec une grand-mère dont la renommée n'était plus à faire dans le monde des
adultes. Un rare moment ou elle tournait vraiment son attention vers moi. Quant à mon grand-père c'était plutôt des promenades qui nous reliaient. On arpentait la garrigue des alentours du
village, parfois on partait pour toute une après-midi lorsqu'on allait voir la famille Vernes, sur les hauteurs à plusieurs kilomètres du village. Une fois arrivée dans la bastide isolée, j'avais
droit à un grand verre de limonade et le droit d'aller cueillir des abricots. On ramenait toujours plein de fruits. En approchant du village on passait par la lavanderie, je ramassais toujours
des petits morceaux de lavande abandonnés sur le sol. Ça sentait si bon ... ... Aujourd'hui encore je me parfume à l'huile essentielle de lavande.
Le rez-de-chaussée de la maison comprenait : dès l'entrée une salle à manger avec une jolie cheminée, au fonds une souillarde qui
méritait le nom de cuisine. Sur le côté de l'entrée salle à manger un escalier en colimaçon montait très raide à l'étage des chambres et de la chambre noire.
La salle à manger comportait une porte latérale qui menait vers la grange, qui fût la grange car cet espace servait désormais de cave,
d'ailleurs cet espace était très sombre, on y entassait le bois et le charbon. Mais surtout c'était là que se trouvait le cabinet d'aisance. Ce cabinet était la grande et unique
modernité de la maison. C'était un petit espace que l'on partageait avec les araignées, avec au mur une affiche de Peynet. C'était tout une aventure que l'heure d'aller faire sa commission
... ... J'ai appris à m'y rendre seule, j'ai appris à surmonter mes peurs, que ce soit dans cette cave ou dans la chambre noire.
J'ai longtemps, longtemps rêvé de cette maison, de l'aire, de la pièce noire et le fourbi qu'elle contenait.
Je voyais la maison immense, et aujourd'hui je sais bien qu'elle n'était pas si grande.
Toute en hauteur bien sur, comme une maison de village.
Maintenant j'y songe comme d'un endroit où je vivais dans la confiance en la vie. Avec la protection des parents.
Avec des gens que je ne connaissais pas vraiment mais qui devaient me protéger, c'est à dire mes grand-parents.
Ce sont ces moments là qui forge la personnalité, ce que l'on aime, ce que l'on redoute, ce que l'on espère.
Ce qui conduit notre pensée et nos actes.
Cette enfance sacrée, c'est elle qui me revient, alors que désormais le temps n'est plus compté !